Sacra : parfums d’Isenne & d’ailleurs t. 1 : Aucun coeur inhumain, Léa Silhol

Quatrième de couverture

Au travers d’une boîte de palissandre que les écrivains se transmettent secrètement depuis des siècles ~ des calligraphies du roi des Djinn, même sur un parchemin frauduleux, et de la dialectique des céramistes Satsuma dans le salon de Klimt ~ des bouquets de fleurs blanches envoyées par un père à sa fille, et des visages du Green Man dans des bois interdits ~ des voiles des navires qui filent vers le port, enflées par les chants des passagers, et de la voix de tous ceux que — aimés jadis — nous pensions avoir perdus pour toujours.
D’un bout à l’autre des horizons et hors des cartes, sur le fil d’une errance rythmée du pas des voyageurs inlassables, et des esprits affamés de splendeur, les traces des mortels et immortels se doublent, se croisent, se frôlent… Au centre du compas, la cité légendaire d’Isenne, carrefour hybride entre l’Orient et l’Occident, hantée de fantômes, de rumeurs, de contes et de codes ; dépliant ses mystères autour du Labyrinthe des verriers. Marché gobelin où l’art et la démesure s’échangent, s’offrent, s’achètent et se perdent, entre les ombres vibrantes d’Irshem et les esquisses de Venise…

Mon avis

Cela faisait longtemps, très (trop) longtemps que je n’avais pas parcouru les sentiers d’encre tissés par Léa Silhol. Elle fait pourtant partie de mes auteurs préférés mais, je ne sais pourquoi, j’ai passé plusieurs années sans ouvrir un seul de ses livres, qu’ils aient été déjà lus ou non. Mais quelques fois, prendre le temps avant de revenir vers un auteur ou une autrice qu’on apprécie particulièrement ajoute à l’intensité de la lecture. En ce début d’année, alors que je cherchais quel livre allait constituer ma première lecture de l’an neuf, mon choix s’est ainsi porté vers Sacra : parfums d’Isenne & d’ailleurs, opus un. Le recueil de Léa Silhol attendait patiemment sur mes étagères que je vienne enfin ouvrir son écrin pour en découvrir les trésors.

Certaines personnes pratiquent la bibliomancie. Cela consiste à choisir un livre au hasard, à l’ouvrir à une page au hasard puis à tirer du passage ou de la phrase ainsi lue un oracle. C’est à cela que j’ai pensé lorsque j’ai parcouru les premières lignes de ce recueil, bien que mon choix n’ait rien du au hasard. Ces phrases-là, c’était comme un message de l’Univers, alors que je retrouvais le plaisir d’écrire et ces fameuses fulgurances d’inspiration, cette fièvre créatrice que je croyais à jamais perdues ; un message qui me confirmait que décidément, j’avais bien choisi ma première lecture de l’année 2020 :

Je me suis souvent demandé d’où vient la magie des écrivains.
Cette espèce de transe d’où jaillissent les mots. Des mots qui se font phrases, se font chants, et hissent hors du néant la trame construite des histoires.

C’est ainsi que commence la nouvelle À Travers la Fumée. On y suit, via un traducteur, le parcours d’une autrice alors qu’elle reçoit une mystérieuse boîte de palissandre qui cache en son sein un manuscrit. Dans ce premier texte se dévoilent déjà les thèmes qui vont infuser le recueil : la création et, bien sûr, les parfums. Les parfums qui forment le sous-titre du diptyque, les parfums qui donnent une note précise à chaque texte. Et, bien sûr, la frontière poreuse entre réel et irréel, entre modernité brute, rationnelle, et les antiques magies qui pétrissent les mythologies de tous temps. Un très beau texte pour entrer dans le vif du sujet, qui n’est pas là pour mettre à l’aise, bien au contraire, mais pour poser le ton, les thèmes. Quant à moi, rien que les premiers mots m’avaient déjà séduite alors autant dire que le texte tout entier m’a plu ! 🙂

Litophanie nous offre une nouvelle fantasy digne d’un conte. Un conte comme à l’ancien temps, aussi beau que cruel. Luned vient d’avoir seize ans et son père a décidé de lui offrir, en cadeau, un portrait d’elle réalisé en vitrail. Un travail d’artisan qui sera confié à un Isennien. Isenne, là aussi un nom qui figure en sous-titre du recueil. Isenne, une ville que j’avais déjà parcourue précédemment dans des textes de Léa Silhol (j’en reparlerai plus loin dans cette chronique). Ici, point de balade dans les rues de cette cité d’Artisans, car c’est l’artisan qui vient au château où vit Luned. Mais l’enchantement du premier texte, s’il a changé de temporalité, de lieu et même de thématique (encore que… l’on y parle de création aussi à l’arrière-plan, à travers la conception de ce vitrail), reste intact.

Là où Changent les Formes nous emmène cette fois bien en Isenne. J’ai retrouvé avec délices cette nouvelle familière, parue auparavant dans le numéro d’Emblèmes consacré au Rêve. C’était alors la première fois que je parcourais, guidée par l’autrice, les rues d’Isenne, Cité des Artisans, aux côtés d’Estel qui y revenait après des années passées au loin. C’est aussi avec ce texte que j’avais rencontré pour la première fois la figure de Morphée vue par Léa Silhol. Une interprétation de la divinité grecque qui m’avait laissée le souffle coupé. Autant dire que cette relecture m’a enchantée !

Changement de cap – mais on reste proche de Morphée, puisque les rêves y prennent grande place – avec Le Rêve en la Cité, hommage de l’autrice au cycle d’Elric de Michael Moorcock. Je n’ai jamais lu ce cycle mais cela ne m’a pas manqué à la lecture de cette nouvelle – je pense cependant que, si vous connaissez cette oeuvre, vous découvrirez sans doute des références et des subtilités dans le texte qui m’auront échappées à cause de cette méconnaissance.

Arrive une novella qui m’a laissée pantoise. Gold se déroule au début du XXe siècle, dans la Vienne fourmillant d’artistes. Nous y suivont Izôkage Hakugin, un céramiste japonais spécialisé dans l’art du Kintsugi, ainsi que ses échanges avec Gustav Klimt. Des échanges où les affres de la création, du succès dans son art et de ses conséquences, du lien entre l’artiste et son art comme l’artiste et son public, de l’aliénation que cela peut parfois créer, tous ces thèmes qui n’en sont qu’un sont parties prenantes de ces conversations. Il n’y a aucune once de fantastique ou de fantasy dans ce texte – hormis, peut-être, un léger écho, aussi évanescent qu’un flocon de neige, à la nouvelle La Loi du Flocon qui figure au sommaire du recueil Contes de la Tisseuse. Gold est également lié à Lyron d’Anrheim, personnage du Lied d’intransigeance (nouvelle au sommaire du recueil Conversations avec la mort) et permet de connaître la suite de son destin. Pas d’inquiétude cependant si vous n’avez lu aucun de ces deux textes, malgré ces liens – surtout pour Le Lied d’instransigeance – l’histoire de Gold reste tout à fait compréhensible en elle-même, puisqu’un bref rappel des événements parus précédemment sont glissés au fil des lignes. Une novella magnifique, aux thèmes évocateurs, sans concession, infusés de la Vienne artistique du début du siècle et de l’art japonais du Kintsugi, une novella qui laisse de nombreuses réflexions se dérouler, bref, si le recueil ne comporte – à mes yeux – que des pépites, Gold la bien-nommée est LA pépite entre les pépites !

Retour en Isenne avec Trois Fois, un texte que j’avais pu lire il y a longtemps lors de sa première parution. Je retrouve avec bonheur la cité des Artisans, même si cette fois-ci une créature inquiétante s’en mêle. La figure vampirique du texte n’est cependant pas ce qui m’a le plus intéressée mais j’ai beaucoup apprécié l’originalité de sa mise en scène. En revanche, j’ai littéralement eu le souffle suspendu – malgré ma connaissance du dénouement – par le duel de Payne avec cette Dame Rouge, duel absolument splendide, ainsi que par tous les petits cailloux semés par l’autrice pour nous indiquer les origines d’Isenne. Si la Cité conserve encore des secrets, quelques voiles sont ici soulevés, et pas des moindres !

Après les deux novellas du recueil, retour au texte court avec Under the Ivy. Cette fois, encore, pas de magie. Malgré tout, la figure du Green Man sourd de la description sensuelle de la forêt par le personnage principal, Ivy. Ivy ou Eve, à qui l’on interdit ces bois sauvages, anciens. Mais la nature indomptée de la jeune fille est irrésistiblement attirée, depuis toujours, par cette forêt. Chant d’amour pour les bois intouchés, chant de la nature féminine et sauvage, Under the Ivy nous donne à rencontrer une jeune fille au caractère piquant et libre.

Magnificat boucle magnifiquement le récit. Béata rencontre Ada à Prague pour lui demander de lui déchiffrer un manuscrit persan. Un manuscrit qui aurait été rédigé de la main d’un Djinn. Cette nouvelle oscille entre réalisme magique et fantasy urbaine des années 40. Elle tourne autour du concept de l’extase, cette fois. Préparez-vous, car suivre les pas d’Ada, à l’instar de Béata, ne laisse pas indifférent. Pour ma part, j’ai refermé le recueil – et donc ce texte – avec une sensation de vertige et d’éblouissement, comme envoûtée. Je n’en dirai pas plus sur Magnificat car je pense qu’il nécessite d’être lu dans son entier pour en saisir pleinement chaque détail. C’est comme si chaque texte précédent nous préparait à ce final tourbillonnant.

Ce premier opus du diptyque Sacra est plus qu’un coup de coeur, c’est une expérience de lecture qu’il m’a été donné de vivre. Autant vous dire que je ne vais pas mettre longtemps avant de lire un autre ouvrage de Léa Silhol. Il me tarde de découvrir d’autres facettes d’Isenne, de humer d’autres senteurs, de parcourir d’autres sentiers de mots et d’encre, dans le second opus : Nulle Âme Invincible.

Édition Nitchevo Factory, 295 pages, 2016

6 réflexions sur « Sacra : parfums d’Isenne & d’ailleurs t. 1 : Aucun coeur inhumain, Léa Silhol »

    1. Merci beaucoup ^^ La couverture claque, en effet, et ça me fait penser que j’ai oublié de préciser dans ma chronique que chaque nouvelle est ouverte par une illustration en noir et blanc qui sont toutes aussi belles !

  1. J’ai beaucoup aimé ce livre également. Je me retrouve totalement sur la sensation de vertige et d’éblouissement à la fermeture de ce livre… Et comme pour toi, la magie a moins fonctionné avec le second.

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